J’ai grandi dans un bar à Détroit. Ma mère y était serveuse, elle était mexicaine et avait traversé tous Etats-Unis, pour suivre un militaire qui l’a laissé tomber quand il a su qu’elle était enceinte. Il était marié et déjà père de deux enfants. Pour lui, ma mère n’était qu’un « bon moment », avait-elle l’habitude de me dire. Elle me parlait peu de cet homme, je n’ai jamais su de lui que son métier et sa situation familiale. Quand je demandais à ma mère son nom, elle changeait de sujet. Sans doute était-ce trop difficile pour elle. Parfois, je pensais tout simplement qu’elle ne l’avait jamais su. Ma mère était une personne vive, spontanée, que la maladie a emportée brutalement.

Le bar s’appelait le « Bord du bitume ». Un nom étrange pour un endroit tout aussi étrange. En fait, c’était malfamé et glauque, mais j’étais trop jeune pour m’en rendre compte. Je m’y sentais bien, et je n’ai jamais réussi à trouver un autre endroit où je puisse me sentir autant en sécurité que là-bas. Je considérais les serveuses comme mes marraines de cœur, et le patron, Stuart, un vieil homme bedonnant et bourru, comme un grand-père attentionné et aimant. Il faisait régner une discipline de fer dans son établissement, mais avec moi il était toujours gentil. Sa femme avait recueillie ma mère, sur le point d’accoucher de moi sur le pas de leur porte. Elle était morte deux ans plus tard, plongeant le « Bord du bitume » dans un profond deuil.

Rapidement, je commençais à connaître tous les habitués du bar. Ils étaient mes amis, mes frères, des personnes auxquelles je tenais. Comme j’étais trop petite pour faire le travail de salle, dès sept ans je faisais la plonge dans les cuisines. Le « Bord du bitume » faisait aussi cantine à midi, pour les ouvriers des usines voisines. Mais le soir, quand je n’avais pas de vaisselle à faire, je passais un coup de chiffon sur les tables entre les clients, et je m’asseyais parfois avec eux pour écouter leurs histoires. Ils me racontaient leurs problèmes, moi je ne disais rien, certains me donnaient parfois une pièce ou deux pour me remercier d’avoir été cette présence attentive à leurs côtés, qui leur donnait le sentiment d’être moins seuls. Ils m’appelaient Sky, et les serveuses aussi. Seule ma mère m’appelait Tara, et Stuart les rares fois où je faisais une bêtise.

Je ne posais pas de questions sur mon père. Un homme ayant trompé sa femme et abandonné sa mère ne devait pas mériter mon intérêt. Pourtant, quand des soldats venaient consommer au bar, je tendais l’oreille plus attentivement que d’habitude, guettant l’attitude de ma mère vis-à-vis d’eux. Je m’attendais peut-être à ce que l’un se lève un jour, aille la voir et pose un genou à terre pour lui demander de lui pardonner ce qu’il lui avait fait. Mais cela n’arriva jamais. Le « Bord du bitume » était l’endroit idéal pour se tenir au courant de tout ce qui se passait, que ce soit d’ordre social, politique ou économique. C’est là que j’entendis parler de Terra Nova pour la toute première fois. Trois soldats qui partaient le lendemain pour ce nouveau monde en parlaient entre eux, et leur excitation à l’idée de participer à cette aventure devint rapidement la mienne. Je voulais moi-aussi avoir droit à ma chance. Je venais d’avoir onze ans, et je n’étais que la fille d’une serveuse. Autant dire, rien. En travaillant au comptoir, je découvris que j’étais dotée d’une mémoire exceptionnelle. Du genre de celle des génies, ceux qui lisent le bottin et peuvent vous ressortir de mémoire chaque nom, chaque adresse, chaque numéro de téléphone de n’importe quel page sans se tromper. Cela ne me servait pas à grand chose dans mon travail, mais j’étais fière de ce petit plus qui me distinguait des autres. Comme je n’allais pas à l’école, j’apprenais tout par les livres et le contact avec la clientèle hétéroclite de passage.

C’est à cette époque-là qu’est né mon désir de tout changer. Je voulais avoir le pouvoir de décider de ma vie, de mener ma barque en toute liberté. J’allais me battre s’il le fallait, mais je réussirais à trouver le moyen de gagner ma place dans ce monde meilleur. Je me mis à guetter la moindre information, le moindre détail en rapport avec Terra Nova. C’était devenu pour moi une véritable obsession. Jusqu’à ce jour, peu après mes quatorze ans, où ma mère mourut. Stuart me jura qu’il ferait tout pour m’aider à réaliser mon rêve, comme ma mère s’était toujours promis de le faire. Mais Terra Nova n’avait plus le moindre intérêt à mes yeux, maintenant que je ne pourrais plus partager cette existence parfaite avec ma mère.

Stuart essaya bien de me garder dans le droit chemin, mais ce fut peine perdue pour lui. Je me moquais de tout, plus rien ne trouvais grâce à mes yeux. Je me détruisais, détruisant tout sur mon passage. Je faisais du mal aux gens qui tenaient à moi, m’éloignant d’eux dans une tentative désespérée et maladroite de ne pas les blesser davantage. Un jour, de guerre las, Stuart me mis à la porte du « Bord du bitume ». Seule, complètement perdue et désœuvrée, je montais dans le premier véhicule dont on m’ouvrit la portière. Ainsi commença pour moi une période sombre, entre prison, drogue et prostitution. J’avais seize ans et cela dura deux ans avant qu’un homme sorte de l’ombre pour me sortir de là.

Je m’en souviens comme si c’était hier. Cet homme était habillé de l’uniforme des militaires hauts gradés. Il me trouva dans une ruelle, me secouant pour me faire reprendre mes esprits après un shoot particulièrement méchant. Il ne prononça que quelques phrases, qui me bouleversèrent jusqu’au plus profond de mon âme. Quand je commençais à me débattre pour qu’il me lâche, plus par instinct que par réel désir de me libérer de son emprise, il me dit : « Il n’est pas question que je te laisse dans cet état, Tara. ». Je me demandais comment il connaissait mon prénom. Lorsqu’il me confia à un centre de désintoxication, leur versant une somme énorme pour que l’on me garde et que l’on me soigne, il ajouta quelques mots, les derniers avant qu’il ne me laisse là : « Je serais à Terra Nova demain, et quand je t’appellerais pour que tu m’y rejoignes, je veux que tu sois redevenue la digne fille de ta mère. Une personne forte et fière, capable de tout accomplir si elle s’en donne la peine. Je t’aime. ».

Mon père disparu et je ne le revis plus. J’avais toujours ressenti une profonde indifférence pour cet homme qui nous avait abandonné, ma mère et moi, et qui lui avait menti pour lui faire un enfant. Et soudain, tout cela n’avait plus d’importance à mes yeux. De nouveau, Terra Nova occupait toutes mes pensées. Mon père avait presque réussi, en quelques mots, à me redonner l’illusion que ce nouveau monde était la terre de tous les espoirs. Mais j’avais perdu ma naïveté. Je ne croyais plus qu’il suffirait d’arriver là-bas la bouche en cœur pour que tout aille bien. J’allais devoir me battre pour ça. Je ne me sentais pas prête, pourtant, à affronter de nouveaux démons sans avoir mis les anciens plus bas que terre. Et mon plus vieux démon était ma culpabilité vis-à-vis de Stuart, de l’attitude que j’avais eu à son égard et qui l’avait obligé à prendre des mesures draconiennes contre moi.

Je poussais les portes de saloon du « Bord du bitume » le jour de mes dix-neuf ans. Quelques vieilles serveuses me reconnurent, et m’embrassèrent les larmes aux yeux. Quelques habitués d’antan, aussi. Stuart, entendant une agitation inhabituelle dans la grande salle, arriva. Il s’immobilisa dans l’encadrement de la porte des cuisines, et un peu hésitante je m’approchais de lui. Nous ne prononçâmes pas un seul mot. Il accepta mes excuses silencieuses du regard, puis nous discutâmes toute la nuit de ces trois dernières années. Il m’apprit que c’était lui qui avait renseigné mon père sur ce que j’étais devenue, et que le soldat lui avait donné une forte somme d’argent pour le remercier de s’être occupé de ma mère et moi tout ce temps. Stuart me proposa de me donner la totalité de cet argent, pour m’aider à redémarrer une existence normale. J’en pris la moitié, qui fut bien suffisante pour payer mes études, lui laissant le reste pour qu’il continue à faire tourner le bar. Les temps étaient durs à Détroit, mais le « Bord du bitume » devait survivre à tout prix. C’était toujours mon chez moi, ma maison.

Je tentais des études de psychologie, en parallèle d’un petit boulot aux archives nationales. J’étais chargée de trier des piles de dossiers, et mon esprit enregistrait des noms, des visages, des infinités de détails qui ne me serviraient sans doute jamais. Quelques semaines après avoir obtenu ma licence, alors que je cherchais un travail plus qualifié, Stuart m’appris que je venais de recevoir un courrier du gouvernement. Je faisais toujours arriver mon courrier au bar, parce que je n’avais pas vraiment d’adresse. Je vivais chez mes petits-copains ou chez des amies, plus ou moins en colocation avec certains, juste en squatteuse chez d’autres. Je ne voulais me fixer nulle part, parce que je ne me sentais pas chez moi hors de Détroit. C’était ma ville, mon univers, que j’avais dû quitter pour mes études.

En rentrant chez moi, je trouvais Stuart le regard terne. Il me tendit la lettre. Il savait déjà ce qu’elle contenait, un ou deux de ses clients s’étaient déjà vantés d’avoir reçu la même. C’était une lettre de recrutement. On m’avait choisi pour le programme Terra Nova. Qui ? Mon père, évidemment. Il avait dû demander à ce que l’on me recrute. Mon départ était prévu avec la 10ème expédition pour le nouveau monde.

Mon rêve.

Et un cauchemar. Un aller simple, sans retour possible. Sans aucune chance de pouvoir revoir Stuart, le bar, ses habitués, ses serveuses, mes amis de fac ou qui que ce soit. J’allais tout abandonner ici pour réaliser un vieux rêve et retrouver mon père. Qui devait vivre là-bas avec sa famille, de toute manière. Sa vraie famille, dont je ne faisais pas partie. Pourtant, ma décision était prise. Je savais déjà ce que j’allais faire, à l’instant même où les mots de la lettre de recrutement passaient sous mes yeux. Avec le temps, j’avais développé un certain fatalisme. Est-ce que l’Homme était véritablement capable de profiter d’une seconde chance ? Je ne croyais pas beaucoup en nous, j’étais au fond certaine que nous reproduirions nos erreurs et que Terra Nova n’était rien de plus qu’un monde vierge que nous allions pervertir. Mais par tous les Dieux, si l’Homme devait se rendre coupable d’une telle chose, je voulais en être ! Je voulais participer à cela, je voulais laisser ma place dans l’Histoire de l’Humanité avec un grand H.

Je quittais l’an 2149 avec la 10ème expédition pour Terra Nova. Je m’étais renseignée avant de partir. J’avais passé les dernières nuits à préparer mon départ, lisant tout ce qui me passait sous la main, soudoyant le personnel chargé du tri des dossiers pour lire ceux des autres membres de l’expédition. Je menais mon enquête partout où je le pouvais, me créant des passages par la force et par la ruse dans les systèmes informatiques du gouvernement quand on m’interdisait l’accès à certaines données. L’un de mes ex petit-ami était un as du piratage et il m’avait appris quelques astuces. Quoi qu’il advienne sur Terra Nova, je voulais être prête. Et montrer que j’avais ma place dans ce nouveau monde.

La veille de mon départ, je passais une dernière journée au « Bord du bitume » avec Stuart et toute la bande. Ils allaient me manquer. Je partis avant qu’ils ne voient mes larmes et que ce soit la dernière image de moi qu’ils gardent dans leurs mémoires.

Un sac sur l’épaule et le cœur lourd, je débarquais sur Hope Plaza à l’heure pour le départ. J’avais une boule dans la gorge, les yeux cernés par la fatigue, l’air un peu hagard. Je voyais toutes ses familles, la lueur d’espoir dans leurs regards, les sourires qu’ils échangeaient. J’en reconnu certains, dont j’avais lu les dossiers avant de partir ou même, souvenirs plus lointains, lorsque je travaillais aux archives nationales. Moi je me sentais seule. Je n’avais personne avec qui partager cette aventure. Je passais les points de contrôle sans le moindre problème, l’angoisse montant en moi de minute en minute. Etait-ce vraiment ce que je voulais faire ? Je pouvais encore reculer. Allais-je me lancer dans pareille aventure ? C’était l’inconnu. Un inconnu qui me faisait soudain davantage peur qu’il ne m’excitait. Tous les gens autour de moi trépignaient d’impatience, et je voulais faire demi-tour.

Alors que les premiers membres de l’expédition passaient dans la lumière, disparaissant à nos regards, je me sentis trembler. Je m’arrêtais brusquement, m’excusant maladroitement auprès des personnes derrière moi, et je tentais de reculer. La foule était compacte, les bagages de tous, encombrants. Mais je tentais comme même de quitter toute cette agitation joyeuse, je voulais m’en aller, oublier cette folle idée, rentrer chez moi et accepter de reprendre le court de l’existence que j’avais toujours menée. A peine avais-je fais trois mètres en arrière, qu’un homme m’arrêta. Grand, blond, les épaules carrées et vêtu de l’uniforme des soldats, il ne semblait pas en service. Il était là pour faire le grand saut, lui aussi. Il m’attrapa par les épaules pour me stopper, et son regard anthracite accrocha le mien.

Tara ? Tara Grimm ? me demanda-t-il

Il avait une photo de moi sur un écran accroché comme une montre à son poignet. J’hochais la tête, interloquée. Je n’avais jamais rencontré cet inconnu.

J’étais sous les ordres de votre père, à l’époque où il était encore en poste ici. Je vais le retrouver sur Terra Nova, il m’a demandé de veiller à ce que vous soyez du voyage.

Pour… pourquoi ? balbutiais-je

Il tient à vous, je suppose.

J’avais de nombreuses évidentes raisons d’en douter. Pourtant, heureuse pour la première fois de me laisser guider, de ne pas avoir à prendre moi-même une décision décisive, je laissais le soldat m’accompagner jusqu’au portail. Il me promit qu’il était juste derrière moi, qu’il passerait à ma suite. Je n’avais qu’une envie : le croire. Je marchais jusqu’au point de non-retour, l’esprit en état de veille. Je n’étais plus seule, je ne serais plus seule, c’était tout ce que j’étais capable de penser. Il n’y avait rien d’autre qui comptait, au fond.

En arrivant sur Terra Nova, je n’ai tout d’abord pas su où aller. Tous les soldats avaient reçus des ordres pour nous aider, mais je n’étais pas prête à leur laisser ma liberté. J’avais envie de découvrir ce monde par moi-même et bien sûr, j’en ai fais qu’à ma tête une fois de plus. Et je me suis retrouvée complètement perdue en moins de deux. C’est à ce moment là que Kara m’a trouvé. Elle dirigeait le bar du nouveau monde, et franchement vu mon passé, ça n’aurait pas pu mieux tomber ! Une femme incroyablement gentille, avec un cœur d’or. Elle m’a prise sous son aile d’ange gardien, et j’ai senti, alors, que peut-être son bar deviendrait ma nouvelle maison. Que Terra Nova serait mon nouveau chez moi.